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Les Émigrants

D’après les récits de Paul Bereyter et Ambros Adelwarth, des Émigrants, de W.G. Sebald – un spectacle de Krystian Lupa – production Comédie de Genève – production déléguée et création, Odéon-Théâtre de l’Europe.

© Simon Gosselin

Le texte de W.G. Sebald, Les Émigrants, paru en allemand en 1992, édité en France en 1999 dans la traduction de Patrick Charbonneau, se compose de quatre récits aux tonalités mélancoliques, illustrés de photographies. Quatre histoires d’exilés que Sebald a connus et qu’il convoque par l’écriture. Trois d’entre eux sont Juifs d’origine allemande ou lituanienne, trois d’entre eux connaissent l’expatriation et le déracinement, certains, jusqu’au désespoir et à la mort. Ce roman est comme une autobiographie, il a valeur de transmission et pose la question de la conscience.

Né en Bavière en 1944 sous les bombardements, W.G. Sebald quitte son pays à l’âge de vingt-deux ans pour n’y plus revenir. Blessé par le silence de la génération de son père – sous-officier entré à la veille de la guerre dans la Wehrmacht, et négationniste – sur la guerre elle-même et sur le peu d’intérêt qu’intellectuels et artistes allemands ont manifesté face à la Shoah, aux destructions et aux exils, il part en Angleterre en 1966 où il vivra jusqu’à sa mort, accidentelle, en 2001. À Norwich, dans le Norfolk il enseigne la littérature à l’Université d’East Anglia et engage, à partir de 1980, un parcours d’écrivain très vite remarqué au Royaume Uni, aux États-Unis et en France.

© Simon Gosselin

Krystian Lupa s’empare de deux des récits, à la croisée de la fiction, du document et de l’enquête : celui de Paul Bereyter, l’instituteur de Sebald, qui couvre la première partie du spectacle, et celui d’Ambros Adelwarth, son grand-oncle, qui en constitue la seconde. Il remet sur le devant de la scène les photographies qui accompagnent les récits et construit son chemin théâtral menant de l’écran-tulle au plateau et du plateau à l’écran fond de scène avec une grande musicalité et de virtuoses apparitions-disparitions d’images, en fondu enchaîné. Lupa, après Sebald qui a écrit selon les réminiscences de sa mémoire, individuelle, familiale et sociale, est à la recherche de ses personnages, qu’il met en majesté.

Sur scène, on entre de plain-pied dans l’Histoire de Paul Bereyter par son avis de décès à Sonthofen et la coupure d’un article joint, portés en janvier 1984 à W.G. Sebald (Pierre Banderet) : « Avis qu’au soir du 30 décembre, soit dans la semaine suivant son soixante-quatorzième anniversaire, Paul Bereyter (Manuel Vallade) chez qui j’étais allé à l’école primaire, avait, à faible distance de la ville, à l’endroit où la ligne de chemin de fer, dans une courbe, débouche d’un petit bosquet de saules pour gagner la rase campagne, mis fin à ses jours en s’allongeant sur les rails au passage du train. » Et il apprend, au détour de l’article, que l’instituteur avait été révoqué cinquante ans plus tôt, en 1934, sur demande du Troisième Reich, car son grand-père était juif. L’envie de remonter le cours de son histoire se mit à le hanter. Il partit à sa rencontre en recherchant ceux qui l’avaient connu. La scénographie – cadre de scène cerné d’un fin filet de couleur rouge – nous place d’emblée dans une salle de classe où se trouvent quelques pupitres épars et un lit-cage sous la fenêtre, un poêle à bois au milieu de la pièce, un crucifix au mur. Aussi naturellement apparaît sur les tulles et écrans les images de La Classe morte de Tadeusz Kantor, metteur en scène polonais emblématique et plasticien, que Lupa, son compatriote, a plaisir à inviter et nous, à revoir. Ce même tulle accueille bien d’autres diagrammes comme le cadre du tableau noir, des plans de la classe que l’écrivain reconstitue, des photos de classe et photos de famille, des portraits. Les paysages sont de neige, ils se superposent parfois au plateau et Paul, à la flûte, joue du Schubert.

© Simon Gosselin

D’étape en étape Sebald rencontre Lucy Landau (Monica Budde) qui lui parle de Paul « presque tout entier consumé par sa solitude intérieure », Paul qui, après sa formation à l’école normale de Lauingen, qu’il comparait à une « maison de dressage pour instituteurs » et sortant de son année de probation l’été 1935 en Allemagne, avait sitôt reçu un avis officiel lui signifiant « qu’en raison de dispositions légales qu’il ne saurait ignorer, il n’est plus possible de le maintenir dans l’enseignement. » Une profonde défaite et violente blessure. Paul dit avoir souvent pensé au suicide, les écrivains qui s’étaient donné la mort le fascinaient. Exilé quelques années en France où il avait été contraint d’accepter un poste de précepteur à Besançon, il y avait rencontré Lucy Landau à Salins-les Bains, alors qu’elle lisait l’autobiographie de Nabokov, assise sur un banc de la promenade des Cordeliers. Sebald ne connaissait pas la vie de Paul, mais l’homme l’avait frappé : « Je n’étais que son élève, il m’a aidé à comprendre le monde, m’a initié. » Et dans sa recherche, il croise ses propres souvenirs avec les informations que lui transmet Mme Landau en tournant les pages d’un album photo annoté de sa main à lui. La vie entière de l’instituteur défile. Paul connaissait donc la France et le Jura où il allait certains étés. Il y avait rencontré une splendide jeune fille, Helen Hollaender dont il était tombé follement amoureux, (Mélodie Richard). « Elle était comme une eau profonde où Paul aimait à se mirer » commente Lucy. Après l’été elle était repartie à Vienne, lui en Allemagne, ils ne s’étaient pas revus. Elle disparut, sans nul doute déportée, avait poursuivi Lucy Landau.

Autre interrogation de Sebald face à Paul : il rentre en Allemagne au début de l’année 1939. « Six ans durant il allait servir, si l’on peut appeler ça ainsi, dans l’artillerie motorisée » puis, à la fin de la guerre, il obtient sa réintégration dans l’enseignement « sur les lieux même où on lui avait montré la porte. » Dans les cahiers noirs à couverture cirée dans lesquels Paul consignait sa vie, que Lucy Landau montre à l’écrivain, on apprend ensuite qu’il commence à perdre la vue et qu’aucune opération ne pourrait le sauver. Il décide de vendre son appartement dans sa ville de Sonthofen et demande à Mme Landau de l’y accompagner. C’est là, et à ce moment-là, qu’il met fin à ses jours. « Je ne suis pas à la bonne place » avait toujours pensé Paul Bereyter. Et Lucy Landau ajoutant « Il est bien difficile de savoir de quoi quelqu’un meurt. »

Après l’entracte, c’est vers un second destin, que nous emmène Krystian Lupa, celui d’Ambros Adelwarth selon le même principe de représentation, à partir de l’image répondant à l’interprétation des acteurs, sur le plateau. Sebald mène une véritable enquête, sur les pas de son grand-oncle, qu’il n’avait croisé qu’une seule fois à l’âge de sept ans au cours d’une rencontre familiale, dont la présence l’avait marqué et sur lequel rien n’avait plus jamais été dit. Ambros Adelwarth (Pierre-François Garel, Ambros jeune), avait en effet émigré aux États-Unis, où il fut majordome d’une riche famille juive, et plus particulièrement domestique personnel du fils de la famille, puis son compagnon de voyage et son amant. Ce fils de bonne famille, Cosmo Solomon, était un homme fragile et extravagant (Aurélien Gschwind), se retirant du monde, régulièrement et à la frontière de la folie. Deux tantes de Sebald – il l’apprendra plus tard – faisait assez régulièrement la traversée de l’Atlantique pour prendre de ses nouvelles : la tante Fini et la tante Theres. Veuve assez tôt, la première, qui était la plus proche d’Ambos et lui servait de confidente, ne poursuivit pas les voyages, contrairement à la tante Theres qui y alla souvent et dont la mort remonte à quelques années. Et Sebald cherche à décoder l’album photo familial, guidé par la tante Fini, qu’il rencontre (Laurence Rochaix).

© Simon Gosselin

Né en 1896, aîné de huit enfants et le seul garçon, Ambros Adelwarth était « d’une noblesse rare » dit la tante, il fut pendant plus d’une douzaine d’années aide cuisinier dans de grands établissements comme au Grand Hôtel de Montreux. C’est le périple de ces deux personnages, Ambos et Cosmo et leur relation tragique, qu’il nous est donné de voir. « Où finit le ciel, où commence la terre ? Nous sommes au bord des ténèbres, » clame Cosmo, par ailleurs très fort à la roulette et joueur de polo. Leur voyage à Constantinople fait penser à Mort à Venise, celui de Jérusalem est une vraie catastrophe, Cosmo s’absentant de plus en plus du monde, jusqu’à l’inconscience, et ne répondant plus. « Une malédiction semblait planer sur cette ville », écrivit Sebald. Cosmo ne revint jamais à sa vie d’avant. Il s’allongeait par terre et cachait son visage, percevant ce qui se passait en Europe. Son état de santé se dégrada, celui d’Ambros aussi. On les suit dans leurs errances, remettant leur vie dans les mains d’un médecin expérimentateur qui ressemble étrangement, dans l’interprétation proposée par Krystian Lupa, à Grün, médecin dans la pièce de S.I. Witkiewicz, Le Fou et la Nonne, face à Walpurg, le poète, vulnérable.

Sebald se rendit dans le centre de soins d’Ithaca où Ambros avait décidé « d’entrer de son plein gré à l’âge de soixante-sept ans pour n’en plus ressortir. » Les images sur écrans nous montrent une énorme bâtisse désaffectée pleine de graffitis et de dessins d’art brut au milieu de nulle part, comme une zone de non-droit où agit Fahnstock, le médecin hypnotiseur. Son assistant, le Dr Abramsky, à la retraite depuis quinze ans, l’y reçut au sanatorium de Samaria où il était resté vivre, entre le hangar à bateaux et le rucher. Il n’avait pas connu Cosmo mais avait bien connu Ambros. « Personne, vraisemblablement, n’imagine l’ampleur des souffrances et des malheurs qui se sont accumulés ici… Il est exact qu’Ambros Adelwarth n’a pas été placé ici avec sa famille mais qu’il s’est fait mettre, de son propre chef, sous surveillance psychiatrique… Lorsqu’il se tenait à la fenêtre et regardait dehors il donnait toujours l’impression de souffrir d’un mal incurable. » Et il se soumettait avec complaisance aux séances d’électrochocs, « ce qui, à l’époque, confinait à la torture ou au martyre… Aussi, lorsque Ambros, l’un des premiers à être soumis, dans notre établissement, à une série d’électrochocs s’étalant sur plusieurs semaines et même plusieurs mois, lorsque Ambros manifesta les signes d’une docilité qu’il n’avait pas eue jusque-là, Fahnstock ne manqua pas d’y voir le résultat du nouveau protocole, bien qu’en réalité, comme je commençais déjà à m’en douter à cette époque, cette docilité n’eût pas d’autre raison que le désir de votre grand-oncle d’annihiler en lui le plus radicalement et le plus irrémédiablement possible toute capacité de réflexion et de souvenir. » Et le Dr Abramsky poursuit : « Vers la fin, votre grand-oncle a été pris d’un raidissement progressif des membres et des articulations, sans doute dû à l’effet de la thérapie de choc. Bientôt il eut les plus grandes difficultés à rester autonome… » L’image ici prend plus d’importance encore, les lieux sont filmés de manière détaillée dans leur décrépitude et leur mystère, et alternent avec le plateau (Ambros Adelwarth, vieux, Jacques Michel – Docteur Abramsky, Philippe Vuilleumier). Sur le plateau comme sur l’image, on visualise les fauteuils servant aux séances d’électrochocs.

© Simon Gosselin

À travers ces thématiques que sont l’exil, l’émigration, les souvenirs traumatiques, les destructions du XXème siècle, la mémoire individuelle et la mémoire collective, la folie et le suicide, Krystian Lupa reconstruit, pas à pas, les itinéraires de Paul Bereyter et Ambros Adelwarth, que Sebald a finalement très peu connu et qui gardent leur mystère. « Notre rôle, dit Krystian Lupa, consiste à faire entendre les silences de Sebald sans pour autant les effacer. » Et il jongle avec l’image, filmée comme contrepoint à ce qui se déroule sur scène, et comme traces des souvenirs ou des paysages, intérieur et extérieur. Ses premiers travaux avec la vidéo remontent à 2008, avec Factory 2, son travail sur Andy Wharhol, même si on le connaît davantage au théâtre par la puissance de ses mises en scène des œuvres de Thomas Bernhard, Tchekhov, Kafka et Dostoïevski. Ici, la finesse de son travail rencontre l’écriture sobre et dense de Sebald par ces deux personnages qui ne trouvent plus leur place dans leurs pays et s’en sentent exclus, et qui n’ont d’autre issue que l’autodestruction et le suicide. Il retrouve la trace de ces exilés de l’intérieur et enrichit le récit par cette alternance acteurs sur scène / images d’archives / carnets intimes / topographie et images des lieux et des voyages / interviews de ceux qui les ont connus.

Né en Silésie en 1943, Krystian Lupa est marqué par le travail de Kantor et l’univers du réalisateur Andreï Tarkovski, on trouve chez lui cette même intransigeance. Cela aurait pu mener le spectacle vers le précipice car, compte tenu de différends, les représentations à la Comédie de Genève où devait avoir lieu la création du spectacle n’ont pu se tenir, ni, par voie de conséquence, celles du Festival d’Avignon. L’Odéon-Théâtre de l’Europe a pu assurer non seulement le relais, mais la création du spectacle. Il nous permet ainsi, par Krystian Lupa, un passeur virtuose qui assure ici l’adaptation, la mise en scène, la scénographie et la lumière du spectacle, d’accéder à l’écriture d’ombre et de lumière de W.G. Sebald, filtrée par une délicate direction d’acteurs.

Brigitte Rémer, le 28 janvier 2024

Avec : Pierre Banderet / Sebald – Monica Budde / Lucy Landau, Pierre-François Garel /Ambros Adelwarth,(jeune – Aurélien Gschwind / Cosmo Solomon – Jacques Michel / Ambros Adelwarth, vieux –  Mélodie Richard / Hélène –  Laurence Rochaix / Tante Fini – Manuel Vallade / Paul Bereyter – Philippe Vuilleumier Docteur Abramsky. Écriture, adaptation, mise en scène, scénographie, lumière Krystian Lupa – collaboration, assistanat, traduction du polonais vers le français Agnieszka Zgieb – création musicale Bogumił Misala – création vidéo Natan Berkowicz – costumes Piotr Skiba – directeur de la photographie Nikodem Marek – assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Maksym Teteruk. Créé le 13 janvier 2024 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe – production Comédie de Genève – production déléguée Odéon/Théâtre de l’Europe – coproduction Festival d’Avignon, Odéon/Théâtre de l’Europe, Le Maillon/Théâtre de Strasbourg scène européenne. Les droits d’adaptation théâtrale de W. G. Sebald sont représentés par The Wylie Agency (UK) Ltd.

 Du 13 janvier au 4 février 2024, du mardi au samedi à 10h30, le dimanche à 15h. Odéon / Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006. Paris – métro Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.eu (durée 4h15 avec un entracte).

Manuel d’exil

© Christian Lutz

Texte Velibor čolić – adaptation et mise en scène Maya Bösch – Jeu Fred Jacot-Guillarmod – au T2G Théâtre de Gennevilliers Centre dramatique national – avec le Centre culturel suisse, On Tour.

C’est un récit de vie qui débute à l’été 1992 et qui est publié en 2016 sous le titre Manuel d’exil – Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, dixième roman de Velibor čolić, écrit directement en français. Pourquoi pas autobiographie ? La Bosnie-Herzégovine est entrée en guerre contre les entités autoproclamées serbe et croate de Bosnie, en avril 92 et les troupes serbes ont massacré pendant trois ans les populations musulmanes de Srebrenica. Âgé de vingt-huit ans, l’auteur est enrôlé de force et déserte. Il arrive en France, à Rennes, dans un état de grande fatigue et dans « l’ultime degré de la solitude » avec pour tout viatique quelques maigres affaires et les trois mots de français qu’il connaît – Jean, Paul et Sartre. Il est hébergé dans un foyer pour réfugiés, les anciennes classes d’une école, se sait sans papiers, se dit sans visage, sans présent ni avenir. Il endosse son nouveau statut, celui d’exilé. Plus tard il s’installera à Strasbourg.

© Christian Lutz

Derrière ce Manuel d’exil, une adaptation et un acteur seul, au centre de la scène face au public, sorte de Christ recrucifié, dans une mise en scène basée sur des lignes brisées lumineuses qui l’entourent à travers une géographie de néons. Ces lumières lient scénographie et mise en scène et donnent le cadre à l’ensemble, s’allumant l’une l’autre alternativement, de manière fixe ou parfois clignotante (scénographie Sylvie Kleiber assistée de Wendy Tokuoka ; lumières Laurent Junod).

Velibor čolić se réfugie dans ses références littéraires et déplie sa culture – une façon peut-être de se retrouver – approchant entre autres Modigliani et Hemingway qui le fascinent, rappelle à plusieurs reprises qu’il a « Bac plus five » qu’il est romancier et poète. Il livre sa part d’observation sur la France à travers le parcours du combattant qu’il entame pour obtenir des papiers, l’apprentissage obligé du français, qui pourtant lui permet de lire Tintin, puis un premier roman, plus tard d’écrire en français. « Mon rendez-vous à l’OFPRA ressemble à une séance de psy. Accompagné de ma traductrice je suis face-à- face avec une dame aux grandes lunettes, Nous sommes tous les trois entassés dans son petit bureau entre les dossiers…» L’OFPRA est souvent un exutoire dans la détresse de chacun et le sésame indispensable pour espérer rester et s’enraciner ; on en a de nombreuses versions à travers les récits d’exil. L’auteur analyse ce qu’il lit ou croit lire dans le regard des autres, à moins que ce ne soit dans son propre regard, et mesure la dévalorisation, insupportable pour tous et qui est une réelle souffrance. « Je ne suis pas un homme, je suis une anecdote. » Plus loin : « Avant j’étais un homme je suis devenu une insulte… » Derrière ironie et autodérision qui finalement paraissent peu, une vraie blessure.

Plus tard, dans ses accès de pessimisme ou l’attente de papiers il se nomme apatride, puis, devenu boulimique, se transforme physiquement et raconte : « Je pèse 127 kilos. Fin de la séduction. » Il évoque l’approche des femmes dont l’une, Christina, représente pour lui l’image de la mort. Il parle de vérification d’identité une fois qu’il a acquis un récépissé ou des papiers pour prendre le train et faire un tour en Europe – Munich. Venise, Prague, Paris – avant retour à Strasbourg où il vit. Il part aussi pour un périple en Hongrie, en 1997. « Étrangement, je me rapproche de l’Europe de l’Est. On mange comme chez moi » dit-il. À un moment, il se fait descendre du train. « Vous trafiquez… » lui dit-on, « ton vrai passeport ! » lui ordonne-t-on. Délit de sale gueule, probablement.

© Christian Lutz

Et Velibor čolić relate ce qu’il comprend de l’épisode post-traumatique qu’il traverse, après un choc reçu au moment où une petite fille âgée de sept ans, Alma, fut tuée sous ses yeux. Il y a quelques flashbacks sur la guerre, des crépitements et des détonations de bombardements dont témoigne la bande-son (signée Maïa Blondeau), des fumées sur le plateau. « Hommes, villes, barbelés, je revois la guerre, les soldats, les fusils. »

Un jour, il a rendez-vous à France Culture avec un philosophe. « Mon pays est très à la mode » dit-il. Bon nombre d’intellectuels français s’y sont effectivement rendus pendant la guerre, en principe pour alerter. Dans cette adaptation de son Manuel d’exil, Velibor čolić survole aussi le thème de l’écriture mais ne l’approfondit pas. A la fin du spectacle, un texte poétique enregistré apporte une grande force. Trop tard, le spectacle est fini ! Ce qui précède manque de relief, l’acteur, plutôt diseur ou narrateur, reste lointain (Fred Jacot-Guillarmod), ou peut-être est-ce un choix de direction d’acteur de la metteure en scène, Maya Bösch. qui au demeurant a construit une belle enveloppe théâtrale.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2024

Avec Fred Jacot-Guillarmod – scénographie Sylvie Kleiber assistée de Wendy Tokuoka Laurent Junod – lumière Laurent Junod – son Maïa Blondeau – costumes Gwendoline Bouget – construction scénographie, régie lumière Lionel Haubois – régie son Michel Zurcher – administration Bureau de la joie ! Estelle Zweifel – Production Compagnie Sturmfrei – coproduction Théâtre Saint-Gervais/ Genève, Manège Maubeuge/Scène Nationale transfrontalière, Centre Culturel Suisse/On Tour – Le spectacle a été crée en 2021 et a reçu le Prix Suisse des Arts de la scène 2022 – Manuel d’exil : Comment réussir son exil en trente-cinq leçons de Velibor Čolić est publié aux Éditions Gallimard (2016).

T2G Théâtre de Gennevilliers Centre dramatique national – 41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers – lundi, mardi, jeudi, vendredi à 20h samedi à 18h, dimanche à 16h – site : www.theatredegennevilliers.fr – tél. : 01 41 32 26 26

Notre vie dans l’Art

Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, (Illinois) en 1923 – avec la troupe du Théâtre du Soleil, texte et mise en scène Richard Nelson, traduction Ariane Mnouchkine – au Théâtre du Soleil / Cartoucherie de Vincennes, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

© Michèle Laurent

Notre vie dans l’Art fait référence au livre de Constantin Stanislavski, comédien, metteur en scène et pédagogue russe puis soviétique qui écrivit Ma Vie dans l’Art, sorte d’autobiographie, bilan de ses recherches et innovations sur le théâtre et la formation de l’acteur, au début du XXème siècle. Créateur du mythique Théâtre d’Art de Moscou avec Vladimir Dantchenko, il est à la source de l’avant-garde théâtrale russe représentée plus tard notamment par Meyerhold et à l’origine de la méthode développée par Elia Kazan et Lee Strasberg, à l’Actor’s Studio de New-York.

Notre vie dans l’Art se passe à Chicago en 1923, lors d’un dîner avec la troupe du théâtre d’Art de Moscou, en tournée, sous la haute surveillance du KGB. Dans la nouvelle Union Soviétique créée en 1922 par Lénine « nous sommes des ambassadeurs ici » dit une actrice. On fête vingt-cinq ans du Théâtre d’art, « en route vers vingt-cinq ans de plus, si Dieu le veut ! » réplique un autre, en trinquant. Les spectateurs prennent place sur des gradins escarpés, décor issu d’un précédent spectacle d’Ariane Mnouchkine, Les Éphémères, créé en 2006 et qu’elle affectionne particulièrement. Face à face ils se trouvent au cœur des conversations entre acteurs. Rien de théorique, seulement des échanges en apparence anodins et légers, du papotage, mais qui brosse le tableau d’une époque et montre la difficulté d’être artiste dans un pays sous liberté surveillée. « Je trouve cette pièce, comment dire, d’une redoutable simplicité. Elle est tellement simple, tellement pure dans sa langue, tellement apparemment non remarquable que, du coup, toute sa profondeur vous attrape, au fond, par surprise » dit Ariane Mnouchkine qui l’a traduite.

L’ambiance est conviviale mais elle ne cache pas les difficultés ni le désarroi de l’équipe, apprenant du producteur qu’il est au bord de la faillite alors qu’il pensait engranger des bénéfices. « Tout s’écroule, nous devons de l’argent. Nous sommes très chers… » Il va jusqu’à proposer de ne plus payer les sociétaires et de faire un maximum de retenues sur salaire, pour les autres. « On paye les propriétaires des spectacles mais nous, nous jouons gratuitement ! » dit un acteur qui pleure, évoquant les traites de sa maison. La tournée qui devait les amener au Canada, est annulée, le pays leur refusant l’entrée. Un jeune couple de comédiens décide de ne pas rentrer à Moscou, ils auraient déjà trouvé un contrat aux États-Unis. Macha fait la cuisine, épaulée par une collègue. Une icône circule, très ancienne, à négocier au prix fort. « Pourquoi sommes-nous venus ici ? » dit l’un « Pour notre art » répond l’autre. On propose à Stanislavski quelques solutions dont celle de jouer six mois à Moscou et six mois à New-York.

© Michèle Laurent

Mille et une informations circulent au cours de ce dîner informel. Les officiers des Russes blancs, ces opposants monarchistes à la Russie soviétique, seraient venus en coulisse. Rudolf Valentino voudrait rencontrer Stanislavski et apprendre avec lui. On compare les méthodes de jeu chez les acteurs soviétiques et les acteurs américains. La perte de compréhension, quand un spectacle est joué dans une autre langue, est évoquée. « Nous perdons le mystère de l’illusion » dit Stanislavski. Il y a des discordances entre les acteurs du Théâtre d’Art, quelques conflits, des susceptibilités blessées, des psychodrames. D’autant que les Américains sont relativement critiques et ne leur facilitent pas la tâche. Des coupures de journaux dénigrent la troupe, des rumeurs font entendre qu’ils ne rentreraient pas. On est dans la lutte des systèmes. Retenue et calme leur sont demandés. « Ne les laissez pas pénétrer notre âme… »

La table débarrassée on sort les guitares et la guimbarde, on joue de petits sketchs amusants en se moquant gentiment les uns des autres. On convoque Tchekhov qui invite à traverser La Cerisaie avec Lopakhine, puis Les Trois sœurs avec pluie et neige au rendez-vous. On lit quelques textes, notamment autour de sa mort. Onéguine, de Pouchkine, est également au générique. « Pourquoi toujours des rôles vers le passé ? » demande l’un, d’un ton provocateur, « Qu’y-a-t-il à regarder vers l’avenir ? » répond un autre avec philosophie.

© Michèle Laurent

La rencontre entre Ariane Mnouchkine et onze acteurs du Théâtre du Soleil avec le metteur en scène et dramaturge américain, Richard Nelson, très célèbre outre-Atlantique et pour la première fois invité en France, est un événement. D’autant que la forme du spectacle est plutôt éloignée des mises en scène réalisées  traditionnellement au Soleil. Pourtant les acteurs y excellent, et on se croirait au Théâtre d’Art. L’esprit de troupe qu’Ariane Mnouchkine met toujours en avant se superpose à celui du Théâtre d’Art de Moscou. Avec Richard Nelson – qui a mené toute sa carrière à New-York et travaille depuis plusieurs années avec la Royal Shakespeare Company où il est artiste associé honoraire – elle a réussi son pari. Son texte et la mise en scène sont clairs et dépouillés, finement ciselés. Le metteur en scène s’efface au profit de l’histoire de cette tournée à Chicago, avec tous ses aléas et dans un contexte particulier de l’Histoire soviétique. Il parle de théâtre, sur un grand moment de mutation, au début du XXème. « Nous, acteurs, nous nous cherchons nous-mêmes en les autres et les autres en nous. »  Du grain à moudre…

Brigitte Rémer, le 21 janvier 2024

Avec les comédiens du Théâtre du Soleil, Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancsó, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan. Assistanat à la mise en scène et interprétariat, Ariane Bégoin, Alexandre Zloto – Production Théâtre du Soleil (Paris) – coproduction Théâtre du Soleil, Festival d’Automne à Paris.

Du mercredi 6 décembre 2023 au dimanche 3 mars 2024, le vendredi à 19h30 le samedi à 15h, le dimanche à 13h30. (Samedi 24 février la représentation sera exceptionnellement à 19h30) – au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de manœuvre – 75012. Paris – métro : ligne 1 station Château de Vincennes, sortie 4 en tête de train, puis navette gratuite Cartoucherie, stationnée dans la gare routière ; ou autobus 112, arrêt Cartoucherie – Notre vie dans l’art de Richard Nelson, traduit par Ariane Mnouchkine, est publié à l’Avant-scène théâtre. Ma vie dans l’art de Constantin Stanislavski ,traduit du russe par Denise Yoccoz, est publié à l’Âge d’homme.

Extra Life

© Estelle Hanania

Conception, chorégraphie, mise en scène et scénographie, Gisèle Vienne créé en collaboration et interprété par Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick – MC93 / maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, avec Chaillot / Théâtre national de la Danse hors-les-murs – dans le cadre du Festival d’Automne.

On est d’emblée plongés dans une atmosphère amniotique, quasi irréelle. Un flou recouvre le sous-bois dans lequel s’est échouée une voiture, immobilisée phares allumés. Tout oscille entre le vert émeraude et le bleu outremer. Une fin de nuit, un petit matin. On se croirait sous l’eau, en plongée. À l’intérieur du véhicule, un homme et une femme, Félix et Clara, frère et sœur, écoutent la radio, se parlent, par bribes et par codes, elle, craque des chips, « T’es sûr qu’on est en vie ? » Ils reviennent a priori de loin. L’atmosphère s’alourdit de minute en minute, le temps passe, on comprend que quelque chose plane, comme un aigle noir. On partagera plus tard ce secret de famille, cet inavoué entre eux car inavouable. Petit à petit apparaît une ombre, dévorante, d’abord au lointain et qui se rapproche dans une montée dramatique plaçant le spectateur sous emprise. Car Félix et Clara ont vécu le même traumatisme, un viol, par l’oncle de la famille.

© Estelle Hanania

Déconstruction de l’histoire familiale et solitude respective, le geste se ralentit à l’extrême et l’écoute de l’un envers l’autre est totale. Au milieu de la nature on s’enfonce dans la terre et l’eau. Des mondes basculent et tout est extrême, exacerbé : les quelques mots, le silence, la nature, les couleurs, la beauté et l’horreur. Dans les brumes du petit matin vont se rejouer les scènes d’enfance par des superpositions et le dédoublement des personnages, dans un brouillage de tout l’environnement menant à la perte des repères. Des fils rouges laser s’entrecroisent, formant des figures comme autant d’énigmes et dessinent ce qui pourrait être la cage de l’abuseur et la prison mentale de l’abusé. Tout vire au rouge, jusqu’à l’intérieur de la voiture et la violence du souvenir.

Une petite fille-mannequin – comme Gisèle Vienne excelle à les représenter – va faire revivre la scène primitive et fondamentale. Le plateau est d’étrangeté et la peur monte, ponctuée par les bruitages de la bande son qui soulignent la tension. « Mais qu’est-ce que tu fais ? » dit Clara dans la décomposition de l’acte et la synchronisation des mouvements. Une seconde Clara est à la manœuvre, réplique de la première et sa psyché dans un espace quadrillé d’autres lasers. Le mannequin porte un masque de mort et poursuit Félix qui s’échappe et grimpe sur le toit de la voiture. « Ils nous détruisent » dit-il. L’oncle monnayait son geste contre un dessin animé. Des interférences extérieures tels que sifflements, signaux et rires nerveux traduisent les ondes de choc. L’oncle repart et revient. « Arrête ! » entend-on. Le cri des mouettes déchire l’air tandis que les deux Clara se ferment comme des feuilles mortes et s’enfoncent dans la terre jusqu’à se minéraliser. Le son s’organise en strates par le synthétiseur de Caterina Barbieri, qui signe la musique originale et les rythmes qui l’accompagnent. Puis une danse s’ébauche à trois d’abord, Félix et Clara se répondent ensuite par des gestes en miroir. Tout s’étire et se ralentit. Sous l’anorak réfléchissant, ironie et rage cohabitent dans ce constat de déni d’une génération abusant de la jeunesse et érigeant le viol comme système. Le travail de la lumière construit une architecture de l’image mentale.

© Estelle Hanania

Artiste associée à plusieurs structures dont Chaillot / Théâtre national de la Danse, MC2 Grenoble / Maison de la Culture, Le Volcan / Scène nationale du Havre, Théâtre National de Bretagne / Rennes, Gisèle Vienne poursuit sa réflexion théorique en même temps que visuelle. Elle dit avoir rencontré l’univers de la jeune philosophe Elsa Dorlin, auteure notamment de Se défendre. Une philosophie de la violence. Comme toujours la clé de ses spectacles réside sur la rencontre entre chorégraphe-metteure en scène et interprètes, ici Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick, pour construire avec eux, au plateau, les errances et le désarroi des personnages ainsi que les éléments de scénographie qu’elle conçoit elle-même, de lumière (création lumière Yves Godin) et de son (création sonore Adrien Michel). Sa palette est très large et toujours elle expérimente dans un contexte traumatique où se mêlent les temps – passé, présent, futur – et où le souvenir reconstruit porte un effet réparateur. Chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, Gisèle Vienne est habitée d’images puissantes et singulières, et travaille sur la perception, nous en parlions dans nos précédents articles.* Avec son équipe, elle traduit visuellement la violence d’une manière sensible et personnelle. Ses spectacles ont une grande densité, mais quand la violence se convertit en beauté n’y a-t-il pas danger ?

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2024

Avec : Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick – musique originale, Caterina Barbieri – création sonore, Adrien Michel – création lumière, Yves Godin – textes, Adèle Haenel, Theo Livesey, Katia Petrowick et Gisèle Vienne – costumes, Gisèle Vienne, Camille Queval et FrenchKissLA – fabrication de la poupée, Etienne Bideau-Rey – régie plateau, Antoine Hordé et Philippe Deliens – régie son, Adrien Michel – régie lumière, Samuel Dosière, Iannis Japiot et Héloïse Evano – remerciements à Elsa Dorlin, Etienne Hunsinger, Sandra Lucbert, Romane Rivol, Anja Röttgerkamp, Sabrina Lonis et Maya Masse – assistante, Sophie Demeyer – direction technique, Erik Houllier – production et diffusion, Alma Office Anne-Lise Gobin, Camille Queval et Andrea Kerr – administration, Cloé Haas et Giovanna Rua – Le spectacle a été créé du 16 au 20 août à la Ruhrtriennale d’Essen (Allemagne) – * cf. vwww.ubiquité-cultures.fr sur L’étang, d’après l’œuvre originale Der Teich, de Robert Walser, article du 31 décembre 2022 et sur This is how you will disappear, d’après un texte de Denis Cooper, article du 13 janvier 2023.

© Estelle Hanania

Vu en décembre 2023 à la MC93/maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, avec Chaillot/Théâtre national de la Danse, dans le cadre du Festival d’Automne – En tournée : 18 et 19 janvier 2024, au Tandem-scène nationale de Douai – 31 janvier et 1er février à la MC2 Grenoble – 21 au 24 février, à la Comédie de Genève (Suisse) dans le cadre du festival Antigel – 1er et 2 mars, Tanzquartier Wien, Vienne (Autriche) – 7 au 9 mars, Printemps des Comédiens, Domaine d’O à Montpellier – 16, 17 mars, Triennale Milano Teatro, Milan (talie) – 27 et 28 mars, Le Volcan/scène nationale, Le Havre – 12 au 16 juin, Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse).

Un sentiment de vie

© Jean-Louis Fernandez

Texte Claudine Galéa, mise en scène Émilie Charriot, jeu Valérie Dréville – au Théâtre des Bouffes du Nord.

Le spectacle a été créé il y a un an au Théâtre national de Strasbourg et repris au Théâtre Vidy-Lausanne. Dans son ascèse il colle aujourd’hui admirablement au Théâtre des Bouffes du Nord, lieu emblématique et dépouillé s’il en est. Un sentiment de vie est un grand texte de Claudine Galéa écrit à partir de chemins de traverse dans lesquels la littérature et l’écriture se tissent à la réalité, menant de Falk Richter à Lenz et de la vie à la mort du père. Valérie Dréville le porte avec une maîtrise et une intensité, rares. Elle entre sur scène d’un pas décidé, se place face au public et nous fait pénétrer, à mains nues, dans la densité de ce chant nocturne, agissant comme un révélateur – au sens photographique du terme – des pensées et des émotions de l’auteure.

© Jean-Louis Fernandez

On débute dans la géographie et l’histoire de Falk Richter, auteur et metteur en scène dont l’œuvre singulière est diffusée dans les grands théâtres européens et festivals internationaux. Artiste associé au Théâtre national de Strasbourg il y a présenté en 2016 Je suis Fassbinder en collaboration avec Stanislas Nordey, directeur du Théâtre, puis en 2022 The silence, dans lequel il se livre au jeu de la vérité dans un dialogue sans concession avec sa mère, qui appparaît à l’écran et éclaire le récit interprété sur scène par Nordey. Dans Un sentiment de vie, Claudine Galéa, associée elle aussi au TNS ainsi que Valérie Dréville, prend pour référence My secret garden, entre journal intime et autofiction, dans lequel Falk Richter rend compte de la confession autobiographique d’un Allemand de la jeune génération explorant le passé de son père. « Je me prends moi, dit-il, ma vie, mes pensées, mes souvenirs, comme un matériau. C’est le matériau d’où naît la fiction dramatique. La fiction et la réalité se confondent, deviennent inséparables. » Sans indulgence, Falk Richter livre une vision personnelle de l’Allemagne où, à ses yeux, tout se heurte au passé nazi. Il raconte et se raconte comme pour conjurer ses blessures. L’auteure en fait son frère d’armes et s’en inspire.

D’une histoire personnelle à l’autre, Claudine Galéa esquisse un tableau familial à partir de son enfance dans une Algérie coloniale, tableau qu’elle intitule My Way – du titre d’une chanson de Franck Sinatra que son père aimait écouter. Né en Algérie, il était militaire et avait traversé la guerre d’Indochine et la Seconde Guerre mondiale, il avait plus tard quitté l’armée pour ne pas se battre en Algérie. « Tout se transmet dans l’inconscient, coups et viscères » ajoute-t-elle, regardant l’Histoire en face. A l’opposé, sa mère, française, était communiste et anticolonialiste, donc côté Indépendance, elle n’apparaît pas dans le texte ou alors en creux. Quelque chose ne fonctionnait pas dans le couple et l’affection se trouvait côté père, même si elle ne se disait pas. Sa fille accompagnera le père au bout de son enfer, un cancer du palais, et jusqu’à la mort. « Je voulais écrire sur mon père depuis longtemps, même si ça m’est difficile » reconnaît-elle. Par ce texte, elle lui dit ce qu’elle n’a pas pu, ou pas su, lui dire avant qu’il disparaisse.

© Jean-Louis Fernandez

Dans la troisième partie du texte, intitulée This is (not the end) Claudine Galéa convoque les absents et met la mort sur le devant de la scène. Par Paul Celan, Marina Tsvetaeva, Virginia Woolf, Sarah Kane et Georg Büchner entre autres, elle évoque l’exil et le suicide. Le personnage de Jakob Lenz traverse le texte, ce dramaturge allemand auteur de Les Soldats et Le Précepteur, sujet à des crises de démence et retrouvé mort dans la rue en 1792, qui fut autrefois l’ami de Goethe. Trente-cinq ans plus tard, en 1835, Büchner écrit une nouvelle intitulée Lenz en s’inspirant du journal tenu par le pasteur Oberlin qui accueillit Jakob Lenz chez lui, il décrit : « … Il y avait un vide sidéral en lui. Il ne ressentait plus d’angoisse, ne désirait plus rien ; son existence était pour lui un fardeau nécessaire… » L’œuvre est restée inachevée et fut publiée deux ans après la mort de son auteur, à l’âge de vingt-quatre ans. Claudine Galéa met en vis-à-vis sa démarche d’auteure. Tout au long de son texte elle parle de l’acte d’écrire et entend encore son père lui conseiller avec ardeur et conviction : « écris, écris, écris ! »

Le passage à la scène se fait dans l’épaisseur des mots portés par Valérie Dréville, magnétique. On se suspend à ces mots, son souffle, ses silences, les moindres gestes qu’elle ébauche, les nuances qu’elle apporte, le sourire flouté qu’elle arbore, rendant les situations plus légères. Emilie Charriot, actrice et metteure en scène, l’a guidée dans cette recherche où, à force de travail, on atteint l’évidence. Elle avait mis en scène Un sentiment de vie une première fois en 2021 au Theater Basel, en langue allemande, après avoir monté King Kong Théorie de Virginie Despentes en 2017, Passion simple de Annie Ernaux en 2019 et Outrage au public de Peter Handke en 2020.

Dans ce travail en complicité entre les trois femmes, auteure, actrice et metteure en scène, se dégage une énergie et une puissance dans l’acte d’écrire et celui de dire, dans celui de nous prendre par la main pour dessiner, à partir d’une histoire individuelle, celle de l’auteure face à son père, notre héritage commun.

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2024

Lumière Edouard Hugli – costumes Émilie Loiseau – administration et production Sarah Gumy – régie lumière Alexy Carruba – régie générale Camille Jamin – régie plateau Malène Seye – habillage Lyes Ozeri – diffusion et développement Marko Rankov – comptabilité et ressources humaines Christèle Fürbringer. Production Compagnie Émilie Charriot – coproduction Théâtre National de Strasbourg,Théâtre Vidy-Lausanne  – coréalisation Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord – avec le soutien de la Fondation Leenaards, de la Fondation Jan Michalski, de la Fondation suisse des artistes interprètes SIS, de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture et de la Corodis. Un sentiment de vie est publié aux Éditions espaces 34 : www.editions-espaces34.fr – Claudine Galea est représentée par L’Arche agence théâtrale : www.arche-editeur.com –  * Sur les spectacles de Falk Richter, voir nos articles des 28 mai 2016 et 6 novembre 2022.

Du 11 au 27 janvier 2024, du mardi au samedi à 20h, le dimanche 14 janvier à 16h – au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 (bis) bd de La Chapelle, 75010 Paris – métro La Chapelle – tél 01 46 07 34 50 – site : bouffesdunord.com – en tournée : Du 8 au 10 février 2024, Théâtre du Passage, Neuchâtel (Suisse).

Le chant du père

Conception, texte et mise en scène Hatice Özer, compagnie La neige la nuit – avec Hatice Özer et Yavuz Özer, joueur de saz – à la MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis,

© Arnaud Bertereau

Hatice Özer s’est formée au Conservatoire de Toulouse, puis au sein de Premier Acte, piloté par Stanislas Nordey, après avoir fait des études en arts plastiques. Elle a ensuite travaillé avec Julie Berès, Jeanne Candel et Samuel Achache, Mohamed Bouadla et le Collectif 49 70, Wajdi Mouawad. En 2020, elle crée sa compagnie La neige la nuit, basée en Dordogne. Deux ans plus tard, en février 2022, elle crée au CDN de Rouen son premier spectacle, Le Chant du père, qui tourne depuis.

C’est une Lettre au père adressée en direct. Un père qu’elle apostrophe devant nous, sur scène, avec tendresse en même temps qu’avec fébrilité, et à travers lui la lecture qu’elle fait de son pays, la Turquie. Lui est ferronnier en même temps que conteur et joueur de saz – ce luth à long manche auparavant fabriqué par les paysans eux-mêmes, la caisse creusée dans un tronc de mûrier – père reconnu comme un ashîk dans la communauté turque qu’il côtoie, ce qui signifie en traduction littérale, un amoureux, en réalité un barde, un chanteur ambulant, à la fois poète populaire, compositeur et joueur de saz. Yavuz Özer est arrivé en France en 1986 venant d’Anatolie, exilé avec sa famille en vue de lui offrir une vie meilleure. On peut l’entendre chanter dans les foyers et les cafés de la communauté turque du Périgord. Comme tous les exilés il a le mal du pays.

© Arnaud Bertereau

Forte d’une première expérience musicale sur scène avec son père à l’invitation de Wajdi Mouawad, Hatice Özer, ressent la nécessité de l’amener à briser le silence dans lequel chacun se protège, et à faire acte de transmission. Elle élabore le spectacle et l’invite au partage, sur scène. Il se prête au jeu avec bienveillance et simplicité, avec humour parfois et donne sa première recommandation : « Pour bien raconter les histoires, il faut un mélange de 60% de vérité, 30% de mensonge et 10% de mystère. »

La comédienne ouvre le spectacle, seule, à l’avant-scène et raconte un cauchemar : « Je suis dans l’eau… » la vision des noyés l’amène au visage de son père, qui l’obsède. Dans chaque noyé, là où les yeux s’effacent, c’est lui qui apparaît. Puis elle installe rituellement sa mise en scène, lavée de ce rêve étrange et effrayant. Elle verse du sable rouge pour délimiter l’aire de jeu, retire ses chaussures comme pour entrer dans un lieu sacré ou simplement à la maison et apporte sur un grand plateau une dizaine de verres tulipes. Le temps turc est ritualisé autour du thé qu’elle fait infuser – du thé noir précise-t-elle – y plonge le sucre en commentant le cérémoniel, boit et échange avec son père qui vient de la rejoindre. « En principe celle qui sert ne boit pas » commente-t-elle. Plus tard, elle offre quelques verres au public qu’elle prend à témoin.

Hatice Özer raconte son père, sa tristesse et ses chagrins loin du pays, la poignée d’hommes qu’il rencontre dans certains cafés ou dans l’arrière-boutique d’un kebab et qui joue aux cartes à l’abri des regards. « Ils sont là, installés depuis toujours, le café construit autour d’eux… » Le raki se boit comme si on buvait le pays. On pleure l’exil. Elle évoque le cabaret, khâmmarât ce lieu où l’on boit et où l’on chante, où l’on trouve un peu de paix en étant soi-même. Et la jeune femme envoie ses salves de questions, jusqu’à en perdre souffle : « Pourquoi tes histoires tu ne les écris jamais ? Pourquoi tes chansons tu ne les écris jamais ? Pourquoi quand tu rentres à la maison, tu me demandes toujours si je suis bien arrivée alors que tu me vois en face ? Pourquoi dès que je ne réponds pas au téléphone, tu appelles toute la famille pour savoir où je suis ? Pourquoi d’après toi j’ai toujours pas trouvé mon chemin ? Pourquoi à chaque fois que je quitte la maison, tu me dis : ne nous déçois pas ? »

© Arnaud Bertereau

Elle parle des rituels de son enfance incluant le saz, instrument qui se présente debout, vertical, et qui ne doit jamais toucher le sol, de la religion qui fausse la donne en tout, puis elle s’efface pour laisser son père répondre et raconter à sa manière, en jouant de son instrument et en chantant. Il évoque la mort, les amours contrariés, elle entre dans la mélodie et parfois le traduit. Puis elle poursuit son récit pendant qu’il joue, en recouvrant le plateau de pétales de fleurs et de fleurs jaunes qu’elle plante, apportant de la lumière, de la beauté : « Il garde sur son visage le sourire des étrangers, dit-elle, le sourire qui n’en pense pas moins. » Et chaque jour, il est dans ses rêves, il voyage…

Le spectateur suit l’esquisse d’un destin qui délicatement prend forme, celle d’une vie étirée entre deux cultures avec une extraordinaire force de vie nourrie de mélancolie pour lui, d’actions artistiques pour elle ; entre deux générations issues l’une d’Anatolie l’autre d’ici ; entre deux langues. Le père s’inspire des histoires de Nasrettin Hoca, conteur du XIIIe siècle et personnage mythique de la culture musulmane, philosophe d’origine turque dont la tradition du récit est inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Sur un mode léger et croisant l’absurde, ces narrations ont parfois valeur de contes moraux ou sont détentrices d’un contenu spirituel. Le chant est aussi d’exil et de dénonciation des injustices, il accompagne les différents moments de la vie de la naissance à la mort, et remplit un rôle social. Le ashîk, ici Yavuz Özer, délivre ses plaintes pour libérer les âmes, accompagné de son saz. Il a un certain pouvoir magique.

Ce Chant du père est une puissante preuve d’amour réciproque où chacun est à sa place, Yavuz Özer dans la distance du père, Hatice Özer dans l’appel au père et sa quête de compréhension de cet entre-deux monde dans lequel il vit. Ensemble, avec subtilité et humour, ils témoignent de ce lien profond qui les unit et qui les lie au pays. « Pendant longtemps je pensais qu’il n’y avait pas de théâtre dans ma culture, dans ma famille, et dans mon milieu social, mais je réalise aujourd’hui que tout y est théâtral » dit-elle, mettant sa vie en théâtre.

Brigitte Rémer, le 14 janvier 2024

Collaboration artistique Lucie Digout – régie générale et lumière Jérôme Hardouin – régie son Matthieu Leprince – regard extérieur Anis Mustapha. Production déléguée CDN Normandie/Rouen – coproduction association La neige la nuit – Théâtre auditorium de Poitiers/scène nationale – L’Imagiscène/Centre culturel de Terrasson – OARA/Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine – Le Préau/Centre Dramatique National de Normandie-Vire – la Soufflerie/Rezé.

Du vendredi 12 au dimanche 21 janvier 2024, du mardi au vendredi à 19h30 sauf vendredi 19 janvier à 14h30, samedi 13 janvier à 18h30, samedi 20 janvier à 16h30, dimanche à 15h30, à la MC93 / Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Métro : Bobigny Pablo-Picasso – site : www.mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72

Tout-Moun

© Laurent Philippe

Conception Héla Fattoumi et Éric Lamoureux – chorégraphie en collaboration avec les interprètes – composition musicale et saxophone Raphaël Imbert – à Chaillot / Théâtre national de la Danse.

Le fil conducteur du spectacle se tisse avec la notion de Tout-Monde que défend l’écrivain Martiniquais Edouard Glissant (1928-2011) et titre d’un de ses romans. Héla Fattoumi et Éric Lamoureux ont découvert ses écrits en 2007 à travers l’appel qu’il avait lancé avec son confrère et compatriote Patrick Chamoiseau, en réaction à la mise en place d’un ministère de l’identité nationale. Tout-Moun signifie en créole tout un chacun, toute personne, tout le monde. A travers des essais, romans et textes poétiques, l’auteur analyse la notion de créolisation, qu’il traduit par l’imprévisible du monde, celle de confluence et de mise en relation des identités culturelles. A trois reprises on entend sa voix dans le spectacle.

Avec les chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, la mise en relation des imaginaires se danse sur le plateau. L’équipe de danseuses et danseurs qu’ils avaient rassemblée en 2020 pour leur spectacle, Akzak, venant de différents points du monde, est la même. Ils font groupe et cheminent ensemble. Une danseuse de Martinique les a rejoints. Ce collectif est à la base du travail proposé par les chorégraphes et leur construction d’une nouvelle manière de regarder le monde à partir de cultures chorégraphiques très diverses. Dans Tout-Moun, il y a le geste et la parole chantée, l’image scénographiée, la musique et l’espace.

© Laurent Philippe

 Le vocal est introduit à partir des spécificités rythmiques des huit langues maternelles des danseurs, et travaillé dans leurs sonorités singulières avec le saxophoniste Raphaël Imbert. Présent sur scène ce dernier signe la création musicale, et, à un moment du spectacle, devient chef d’un chœur polyphonique, permettant à ces voix et langages disparates, de constituer un Ensemble, faisant entendre, entre autres, comme un chant de travail. Imprégné de soul, blues, folk, chants populaires et free jazz, Raphaël Imbert travaille sur le rapport entre improvisation et nouvelles technologies. Il a mis au point et développé à l’IRCAM, avec Benjamin Lévy, le logiciel OMax, qui traite en temps réel les improvisations du saxophone joué en direct, qu’il capte. C’est autour d’un projet sur John Coltrane que la rencontre entre le musicien et les chorégraphes a eu lieu. Placé côté jardin, Raphaël Imbert se mêle aussi aux danseurs et donne souffle, voix, stridences ou notes graves, au cours des pièces jouées et de ses improvisations.

Différentes séquences forment le tableau chorégraphique d’ensemble. On commence par une séquence qui ressemble à des fonds sous-marins, des cordages tombent des cintres, cordages qui sont en fait des étoffes habilement roulées et qui, plus tard, deviendront filets de pêche puis voiles et à la fin, sculptures. Les danseurs entrent un à un et prennent des formes animales. Le grand écran tendu à l’arrière-scène donne le reflet de lumières sourdes éclairant comme une mission d’archéologie sous-marine à la conquête de mondes engloutis. Puis l’écran passe au rouge, et les styles des chorégraphies déclinent leurs variations, tout au long du spectacle, dans une impressionnante montée dramatique.

© Laurent Philippe

D’autres séquences se déploient, dont l’une où la végétation luxuriante des Antilles recouvre le plateau, les danseurs et l’écran, où l’on croise l’arbre du voyageur, l’alpinia et l’oiseau de paradis. Une autre, la séquence finale, magique, où le sol découvre son atlas, écrit et dessiné comme sur un tableau noir sur fond de chant polyphonique, avec une voile-sculpture, qui elle aussi danse. Les costumes aux brillances plus ou moins prononcées, déclinés du gris clair au noir profond, sont très réussis à la fois tous différents et dans une belle unité (création costumes Gwendoline Bouget, assistée de Corto Tremorin). Le travail des lumières (création lumières Jimmy Boury) et de la scénographie vidéo (Éric Lamoureux et Stéphane Pauvret, collaborateur artistique, plasticien) qui montrent l’eau en mouvement, les braises du feu qui se dispersent et la végétation,  apporte à chaque séquence un environnement particulier et sert le propos.

Tous ces alphabets se fédèrent et forment un spectacle profond et sensible où beaucoup d’énergie se partage, où le ludique est présent, même si le thème de créolisation et de Tout-Monde n’a rien de nouveau et a beaucoup évolué. L’énergie est à la fois spontanée et canalisée pour servir l’ensemble. Il y a du rythme, du swingue – ça balance – de la technicité et de la grâce. Il y a de l’originalité, de la diversité dans la partition de chaque danseur, une grande liberté en même temps que beaucoup de précision.

Les chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, qui co-dirigent le Centre chorégraphique national de Belfort, poursuivent en tandem leur route, qui a débuté en 1990. La quête d’altérité est au cœur de leurs recherches et ils se nourrissent des textes d’auteurs qui les inspirent. Ce furent au fil des spectacles Nathalie Sarraute, Clarisse Lispector, Antonio Ramoz Rosas, Roberto Juarroz, Adonis. Avec Tout-Moun, c’est Edouard Glissant, entre réflexion théorique et textes poétiques. Les danseurs avec qui ils travaillent et s’interrogent – et qui représentent si bien le métissage des arts et des langages – viennent de partout, des Caraïbes, d’Égypte, de France, du Maroc et de Tunisie : Sarath Amarasingam, Meriem Bouajaja, Juliette Bouissou, Mohamed Chniti, Chourouk El Mahati, Mohamed Fouad, Mohamed Lamqayssi, Johanna Mandonnet, Yaël Réunif, Angela Vanoni. Saluons ici leur virtuosité et leur énergie.

Brigitte Rémer, le 11 janvier 2024

© Laurent Philippe

Conception : Héla Fattoumi – Éric Lamoureux – chorégraphie en collaboration avec les interprètes : Sarath Amarasingam, Meriem Bouajaja, Juliette Bouissou, Mohamed Chniti, Chourouk El Mahati, Mohamed Fouad, Mohamed Lamqayssi, Johanna Mandonnet, Yaël Réunif, Angela Vanoni – composition musicale et interprétation : Raphaël Imbert (saxophone) et Benjamin Lévy (logiciel OMax) – collaborateur artistique, plasticien : Stéphane Pauvret – création lumières Jimmy Boury – création costumes Gwendoline Bouget, assistée de Corto Tremorin – direction technique Thierry Meyer – régie son Valentin Maugain – régie lumière Manon Bongeot – régie costumes Hélène Oliva. Production : Viadanse Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort / Direction Fattoumi-Lamoureux – coproduction : Chaillot/Théâtre national de la Danse, Scène nationale du Sud-Aquitain, Compagnie Nine Spirit. Tout-Moun a été créé en septembre 2023 pour le Festival Le Temps d’Aimer la danse, à la Scène nationale du Sud-Aquitain, à Bayonne.

Du 10 au 12 janvier 2024 à 19h30, à Chaillot-Théâtre national de la Danse, 1 Place du Trocadéro, 75116 – métro : Trocadéro – tél. : 01 53 65 30 00 – site : www.theatre-chaillot.fr

Personne

© Nadège Le Lezec

D’après le roman de Gwenaëlle Aubry – adaptation Sarah Karbasnikoff en collaboration avec Elisabeth Chailloux – mise en scène Elisabeth Chailloux, en collaboration avec Sarah Karbasnikoff – jeu Sarah Karbasnikoff – coproduction Théâtre de la Ville, au Théâtre 14.

C’est un parcours labyrinthe auquel le spectateur est convié à travers l’abécédaire de Gwenaëlle Aubry auteure et philosophe qui écrit en hommage à son père, disparu, et qui a obtenu le prix Femina en 2009, pour ce roman intitulé Personne. Elle se met dans les traces de fragments retrouvés dans un précieux dossier bleu, après sa mort, fragments qu’elle décline, à travers chaque lettre de l’alphabet comme autant de touches sensibles composant le portrait kaléidoscopique de ce père, resté à distance.

On entre dans les fêlures d’un homme, François-Xavier Aubry, brillant avocat et professeur de droit, dans sa difficulté de vivre, ses visions et sa chute, un mouton noir, comme il aimait à se nommer et qu’on retrouve dans un fragment de ses écrits intitulé Le mouton noir mélancolique. La voix d’Antonin Artaud ouvre le spectacle. A comme Artaud, 9 décembre 1945. Lettre de Rodez à l’éditeur Henri Parisot dans laquelle « il délire, on peut appeler ça comme ça aussi, il est Jésus mis en croix sur le Golgotha puis jeté sur un tas de fumier, il est le blasphémateur et l’évêque de Rodez, saint Antonin et Lucifer… Il est le maître du réel, le possible est ce dont il décide, l’infini lui obéit » écrit l’auteure, avant de poursuivre son récit.

© Nadège Le Lezec

 « Le 10 décembre 1945, au lendemain de la lettre d’Artaud à Henri Parisot, mon père naissait. J’ignore de quand date sa première hospitalisation. J’aurais pu en retrouver trace, peut-être, dans l’un de ses carnets : agendas de cuir noir, cahiers d’écolier, livres de brouillon, blocs à entête d’hôtels, feuilles volantes, notes griffonnées au revers d’un cours, de quoi remplir des cartons entiers. On pourrait sur certains apposer les noms des hôpitaux et des maisons de santé où il a séjourné – Cahiers de la Roseraie, Cahiers de la Verrière, Cahiers d’Épinay… Mon père n’était pas un grand poète et c’est tout. Il n’a pas inscrit sa souffrance en beauté et en puissance, sa folie en génie, inventé une langue de sacres et de massacres. J’ai lu quelques-uns de ces cahiers, je les ai oubliés. Tout ce que je sais, c’est que chaque jour de sa vie ou presque, il a écrit. » Avec Personne, Gwenaëlle Aubry va dans le sens de la volonté de son père qui avait inscrit sur un cahier retrouvé, à romancer.

© Nadège Le Lezec

Seule en scène, Sarah Karbasnikoff, comédienne de la troupe du Théâtre de la Ville, assure admirablement le parcours. Deux grands écrans s’emboitent laissant un passage pour quelques-unes de ses entrées et sorties permettant – derrière l’écran-tulle, côté jardin – de prolonger la scène, devant le lit de la folie ou celui de l’absent. L’ensemble, ainsi que le sol et quelques chaises dans un coin, sont gris clair, l’aspect plutôt clinique (scénographie Aurélie Thomas). Le fil conducteur, les écrits du père, encre bleue stylo plume, s’inscrivent sur l’écran. L’actrice les lit prenant la place du père, devant un micro sur pied.

Les 26 lettres et chapitres tour à tour s’affichent et donnent le ton : c comme Clown avec sa maladie du comme si et ce masque, Persona, que portaient sur scène, en Grèce et dans l’Italie antique, les acteurs ; d de Disparu, quand s’envolent les cendres – une urne est posée à l’avant-scène, pas forcément indispensable, le texte et le sens du spectacle étant suffisamment clairs ; i comme Illuminé, c’est de Plotin qu’il s’agit, parlant de l’originalité de sa pensée à travers trois réalités fondamentales, l’Un, l’Intellect et l’Âme, la romancière comme philosophe ;  j comme Jésuite, souvenirs de pensionnat, propose un jeu d’ombre où la figure de l’homme d’église ressemble à un ogre ; o comme Obscur, sans commentaire ; q comme Qualité (L’Homme sans) référence au roman inachevé de l’écrivain autrichien Robert Musil. Plusieurs personnages, acteurs, projections à l’appui, ou mythes auxquels s’identifie le père, intègrent aussi cet Abécédaire : b comme Bond, « mon père voulait être James Bond, parce qu’il voulait être agent de l’ombre » ; h comme Hoffmann de Dustin qui dans Kramer contre Kramer révélait cette « espèce d’absence au monde » ; l comme Léaud, Jean-Pierre, par l’enfance et le rappel de la bipolarié du père ; n de Napoléon du grand Nord, « seul au réveillon des fous. »

La mise en scène d’Élisabeth Chailloux sert le propos de Gwenaëlle Aubry – qui pose la question de l’autofiction – avec finesse, précision et sobriété, dans la solitude et l’abandon du père. « De la vie de mon père, je conserve le relief intérieur, le relevé sismographique. Pas plus que lui je ne saurais (ni ne voudrais) la raconter, parcourir ces noms, ces dates qui composent l’histoire à l’ombre de laquelle j’ai grandi… Peut-être a-t-il trouvé dans le désert blanc de la mort ce que depuis toujours il cherchait : le droit de ne plus être quelqu’un » conclut l’auteure. François-Xavier Aubry garde son mystère, la mort l’a souvent guetté. Sarah Karbasnikoff en témoigne sur scène avec intensité, alliant humour, distance et mélancolie.

Brigitte Rémer, le 10 janvier 2024

Collaboration artistique Thierry Thieû Niang – scénographie Aurélie Thomas – lumières Olivier Oudiou – son Madame Miniature – costumes Dominique Rocher – vidéo Michaël Dusautoy – régie générale Simon Desplebin.

Du 9 au 27 janvier 2024, au Théâtre 14, représentations mardi, mercredi, vendredi à 20h jeudi à 19h samedi à 16h – Théâtre 14 – 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris – métro : Porte de Vanves, tram station : Didot – tél. : 01.45.45.49.77 et 01 42 74 22 77 – sites :  theatre14.fr et theatredelaville-paris.com

Des chimères dans la tête 

Pièce chorégraphique – conception Sylvain Groud, Françoise Pétrovitch, Hervé Plumet – chorégraphie Sylvain Groud – dessins et costumes Françoise Pétrovitch – musique et vidéo Hervé Plumet. Espace Boris Vian / Grande Halle de La Villette.

© Hervé Plumet

Le chorégraphe Sylvain Groud et la plasticienne Françoise Pétrovitch se sont donné rendez-vous pour la seconde fois et dans une tout autre démarche que lors de leur première rencontre artistique. En 2022, ils tournaient avec le spectacle Adolescent, créé en 2019 au Ballet du Nord / Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France que Sylvain Groud dirige, une pièce pour dix interprètes où se côtoyaient la vitalité et la vulnérabilité des jeunes ados (cf. notre article du 11 février 2022).

Des chimères dans la tête prend d’autres sentiers et s’adresse prioritairement au jeune public. Les dessins de Françoise Pétrovitch croisent la création audiovisuelle d’Hervé Plumet et le geste ludique de Sylvain Groud. Cachés derrière un écran qui fait fonction de castelet sortent un bras, une jambe, apparaissent des mains le long de l’écran, comme des insectes. Des tâches de couleurs envahissent l’écran, des becs d’oiseau, des trompes d’éléphant, une queue de souris, un papillon, des boucs, un serpent, une belette, un chien, des rats. Les chimères sont comme un bestiaire dont on reconnaît plus ou moins les protagonistes. Les dessins se forment et se déforment au gré des divagations de créatures fantastiques imaginées, moitié serpent moitié poisson, moitié chèvre ou lion.

« Arrête de rêver, reste tranquille » entend-on. Une petite fille regarde. Plus tard elle saute à la corde et brave les interdits. Les trois interprètes – deux danseuses, un danseur (Charline Raveloson, Salomé Van Quekelberghe, Quentin Baguet ou Julien-Henri Vu Van Dung) marquent la distance de leur inventivité débridée et de leurs positions excentriques. Ils déjouent la pesanteur, devenant eux-mêmes chimères avec antennes et ailes, un peu poétiques, assez fantastiques, parfois fantasmagoriques, prolongeant le dessin et faisant vivre l’imaginaire par des métamorphoses incessantes et illusions optiques,

Ne pas sortir du cadre devient leur leitmotiv et une gageure qu’ils transgressent pour finalement tomber sur le plateau comme s’ils arrivaient d’une autre planète, en dernière étape du spectacle, donnant une vie pleine et entière à ces étranges créatures. Cheveux sans visage, longue perruque violette, tentacules de méduse, costumes excentriques, de Françoise Pétrovitch et comme exfiltrés de ses dessins. On se trouve face à un monstre et deux sirènes qui tournent et se balancent, rampent, tombent et se collent. Violet, rouge, vert. On dirait des mille pattes. Une pluie bleue tombe de nulle part. Les deux danseuses sortent, le danseur en solo disparait derrière les couleurs, ils réapparaissent tous comme par magie au-dessus de l’écran qui a viré au violet, et ressemblent à la figure de proue d’un navire. Passent un raton blanc, des chimères. Une écharpe vole. Ça monte et ça descend. Le dessin de la petite fille réapparaît. La danseuse devient son double et dessine la même gestuelles dans l’espace, avec  un certain mimétisme, sous des lumières qui la font virer d’une couleur à l’autre.

© Hervé Plumet

Entre fantasme et cauchemar, le geste travaille plutôt sur l’humour et la mimographie que sur la chorégraphie, sur le mirage. On passe de la couleur au blanc, on coupe le volume des images, l’un porte sa tête, des morceaux de corps flottent dans l’espace, on voyage de trompe-l’œil en illusions au sens de la prestidigitation. Les danseurs peuvent aussi devenir oiseaux, comme en rêve. Tout est dans la divagation graphique et gestuelle, on entre chez Dada et les surréalistes qui décalent l’univers et imaginent le leur, inhabituel et fantasmagorique. La couleur est un alphabet qui passe de l’écran au plateau. On se laisse dériver, tranquillement avec ces Chimères dans la tête. Même pas peur !

Brigitte Rémer, le 3 décembre 2023

Avec : Quentin Baguet ou Julien-Henri Vu Van Dung, Charline Raveloson, Salomé Van Quekelberghe – assistante chorégraphique Lauriane Madelaine – lumières Michaël Dez – réalisation costumes et accessoires Chrystel Zingiro et Élise Dulac assistées de Rachel Oulad El Mjahid et Capucine Desoomer – direction technique Robert Pereira – régie plateau Maxime Bérenguer – régie son Rémi Malcou.

Vu le 24 novembre 2023, à l’Espace Boris Vian de Grande Halle de La Villette. En tournée : 12 et 13 janvier 2024, au Louvre/Lens – 18 et 19 janvier au Trident/scène nationale, à Cherbourg – 1er au 3 février, Théâtre 71 de Malakoff – 8 au 10 février, au Figuier Blanc à Argenteuil – le 9 avril à L’Éclat de Pont-Audemer – 23 au 27 avril au Théâtre de Sartrouville/centre dramatique national. Contact :  Ballet du Nord, 33 rue de l’Épeule, 59100 Roubaix – site www. balletdunord.fr – tél. :  03 20 24 66 66.

Modigliani, un peintre et son marchand

Paul Guillaume, Novo Pilota  – (1)

Musée de l’Orangerie, Paris – Commissariat : Simonetta Fraquetti, commissaire d’exposition indépendante et historienne de l’art et Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie – Derniers jours, jusqu’au 15 janvier 2024

Amedeo Modigliani s’installe à Paris en 1906 à l’âge de vingt-deux ans, venant de Livourne, en Italie où il est né dans une famille juive sépharade, après s’être formé dans le domaine des arts plastiques en Toscane, dans le sud de l’Italie et à Venise. Très tôt, sa vocation d’artiste est scellée. À son arrivée et jusqu’en 1914 il s’essaye à la sculpture, mais sa santé fragile l’oblige à abandonner. Il se consacre alors exclusivement à la peinture, et ce jusqu’à la fin de sa courte vie. Il meurt en effet de la tuberculose en 1920, à l’âge de trente-cinq ans.

Modigliani est l’image type de l’artiste bohême, qui navigue entre misère, alcool et drogue, de Montmartre à Montparnasse où il côtoie de nombreux artistes comme Maurice Utrillo, Chaïm Soutine, Constantin Brâncuși et le poète Max Jacob qui lui fera rencontrer le tout jeune galeriste et collectionneur Paul Guillaume, alors âgé de vingt-deux ans. Dès l’année suivante, celui-ci devient son marchand/mécène, les lettres échangées entre Paul Guillaume et Apollinaire, mentor et ami alors au front, en témoignent. En six ans, de 1914 à 1920, Modigliani produit plusieurs centaines de tableaux et un ensemble important de dessins consacrés à la figure humaine. Entre 1915 et 1916 il réalise quatre portraits de son mécène dont Nova Pilota qui le représente, expressif, un chapeau sur la tête, cravaté et ganté, fumant une cigarette sur un mur couleur rouille/lie-de-vin. Cette inscription montre l’espoir que suscite chez Modigliani cette rencontre. Les deux hommes ont de nombreuses affinités artistiques et intellectuelles dont un vif intérêt pour la poésie et la littérature, ainsi que pour l’art africain.

Le parcours de l’exposition se construit en quatre étapes : dans la première, intitulée Amedeo Modigliani et Paul Guillaume, on voit le soutien apporté par Paul Guillaume dès leur rencontre en louant pour Modigliani un atelier, rue Ravignan, à Paris, près de la butte Montmartre. Des photos les montrent l’un et l’autre dans cet atelier ainsi que dans l’appartement-galerie de Paul Guillaume, avenue de Villiers. Cette salle montre aussi les trois portraits à l’huile de Paul Guillaume et deux dessins. Une centaine de toiles passeront vraisemblablement par les mains du marchand, ainsi qu’une cinquantaine de dessins et une douzaine de sculptures.

La seconde étape, Masques et têtes, focus sur Les Arts extra-occidentaux montre les dessins préparatoires aux sculptures que réalise Modigliani entre 1911 et 1913. Ces dessins annoncent le style allongé des têtes de femmes qu’il réalisera plus tard et qui sont exposées ici. Modigliani s’imprègne de l’art égyptien khmer, africain ainsi que des primitifs italiens vus dans les musées parisiens. Paul Guillaume est à ce moment-là l’un des rares à considérer les statues et les masques africains comme des œuvres d’art. Il les expose dans sa galerie, dès son ouverture, en même temps que des tableaux et œuvres d’art moderne venant d’Europe. Il achète aussi les sculptures de Modigliani, même quand celui-ci ne sculpte plus. On trouve ainsi côte à côte une Tête de femme de Modigliani, en calcaire et taillée dans la masse et qui ressemble à un chapiteau, aux côtés d’un Élément de reliquaire Mbulu-ngulu d’un artiste kota du Gabon ; ou encore un Masque anthropomorphe Ngon Ntang face au portrait Antonia de l’artiste peintre. Modigliani a réalisé des centaines de croquis au titre de la recherche pour ses sculptures, des têtes se rapprochant des caryatides et a travaillé le bois puis la pierre, dans une grande complicité et proximité avec le sculpteur roumain Constantin Brancusi.

Tête de femme (2)

La troisième étape nous invite à nous plonger dans le Milieu parisien, affinités artistiques et littéraires avec pour vitrine la revue Les Arts à Paris créée par Paul Guillaume en collaboration avec Guillaume Apollinaire. Au début du XXème, Paris se trouve au cœur du cosmopolitisme et au carrefour du monde artistique et culturel. Ce bouillonnement lui permet de peindre nombre d’entre les artistes et intellectuels qu’il fréquente, comme le peintre français d’origine polonaise Moïse Kisling, dont le portrait est exposé dans cette section, et bien d’autres. Autour de lui se trouvent aussi Pablo Picasso, Juan Gris, Diego Rivera et Chaïm Soutine des écrivains et poètes comme Jean Cocteau, Max Jacob et Beatrice Hastings avec qui il aura une liaison houleuse pendant deux ans avant de lui préférer l’étudiante en art Jeanne Hébuterne qui lui servira de modèle, lui donnera une fille et qui se suicidera à sa mort, alors qu’elle est enceinte de huit mois de leur second enfant.

La quatrième étape couvre la Période méridionale de Modigliani, période au cours de laquelle il est assisté d’un second marchand d’art, Léopold Zborowski – tout en gardant le lien avec Paul Guillaume. Zborowski soutient son idée de se remettre à peindre des nus. Figure notamment dans cette salle un Nu couché peint en 1917/18 à la pureté des lignes et aux couleurs chaudes dégradées, période au cours de laquelle Modigliani est installé à Nice pour raison de santé, avec sa compagne et aussi parce que les bombardements s’étaient accentués sur Paris. Il peint des enfants comme la Fille avec des tresses et une Petite fille en bleu, ou encore le Garçon en pantalon court.

La salle de projection vidéo : Modigliani dans les intérieurs de Paul Guillaume présente un film monté à partir de photographies d’archives où l’on voit l’ascension du galeriste-collectionneur et ses goûts artistiques. L’appartement est rempli de Picasso, Matisse, Renoir, Cézanne, Derain et Modigliani y occupe une place de choix.

Amedeo Modigliani s’est presque exclusivement consacré à la représentation de la figure humaine dans la stylisation à l’extrême et la pureté des traits, dans la géométrisation des visages. Ses visages ressemblent parfois à des masques. Les yeux sont absents. Au fil de l’exposition on croise ainsi de nombreux portraits comme Lola de Valence, Madame Pompadour, Femme au ruban de velours, réalisés en 1915, ou encore, la même année, la Fille Rousse empreinte d’une certaine tristesse ; Le Jeune Apprenti (1917/1919) ; Portrait de femme dit La Blouse rose et Elvire assise, accoudée à une table (1919) et bien d’autres œuvres.

Elvire assise, accoudée à une table (3)

L’angle de vue que propose l’exposition Modigliani, un peintre et son marchand permet d’entrebâiller la porte de l’atelier et de comprendre la diversité des influences et des expériences, la valeur des rencontres dans un Paris cosmopolite et capitale des arts où les artistes des avant-gardes sont présents comme dans une ruche et se stimulent les uns les autres. L’importance de l’accompagnement et du soutien financier apporté par le marchand d’art, réellement amoureux d’art et investi à leurs côtés, dans toute l’acception du terme, y est mis en exergue. Pour Modigliani, Paul Guillaume fut essentiel à sa survie et au développement de son art.

L’exposition à laquelle le musée de l’Orangerie invite est de petit format, ce qui permet de prendre du temps devant chaque œuvre et d’en rechercher les correspondances. Le Musée vient d’ailleurs d’acquérir très récemment les Albums dits de Paul Guillaume qui ont rejoint sa collection, un ensemble, composé de dix-sept recueils de photographies d’œuvres lui ayant appartenu et qui, constitue une source essentielle pour l’histoire du musée qui conserve près de cent-cinquante œuvres de ce célèbre collectionneur du début du XXe siècle. Une belle démarche.

Brigitte Rémer, le 3 janvier 2024

La chevelure noire (4)

L’exposition – qui a débuté le 20 septembre 2023 – est à voir jusqu’au 15 janvier 2024. Derniers jours ! lundi, mercredi, jeudi, samedi et dimanche de 9h à 18h, le vendredi de 9h à 21h. Fermeture le mardi.  Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries/côté Seine, Place de la Concorde. 75001. Paris – tél. : 01 44 50 43 00 – site : www.musee-orangerie.fr – Un catalogue a été publié, sous la direction de Simonetta Fraquetti et Cécile Girardeau, commissaires de l’exposition, Modigliani, un peintre et son marchand, co-édition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Flammarion (prix : 35 euros)

Visuels : (1) Amedeo Modigliani, Paul Guillaume, Novo Pilota, 1915, huile sur carton collé sur contre-plaqué parqueté, 105 x 75 cm, Paris, musée de l’Orangerie © RMN-Grand Palais (Musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski – (2) Amedeo Modigliani, Tête de femme, 1911-1913, sculpture en calcaire, 47 x 27 x 31 cm, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacqueline Hyde – (3)  Elvire assise, accoudée à une table, 1919, Saint-Louis, Saint Louis Art Museum don de Joseph Pulitzer Jr. en mémoire de sa femme, Louise Vauclain Pulitzer, 77:1968/ Image Courtesy of the Saint Louis Art Museum – (4) Amedeo Modigliani, La chevelure noire, dit aussi Jeune fille brune assise, 1918, huile sur toile 92 x 60 cm, Paris, musée national Picasso – Paris, Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean.

Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense

Texte et jeu Lauren Houda Hussein – mise en scène Ido Shaked – musique Hussam Aliwat – théâtre Majâz/Collectif et compagnie, au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine.

Hussein © Alain Richard

C’est un triptyque dans lequel la mémoire collective croise la mémoire individuelle à travers l’histoire subjective écrite par Lauren Houda Hussein et portée à la scène par Ido Shaked. L’auteure et interprète se glisse dans la peau de son propre personnage avec flash-back dans le temps et projecteur sur sa jeunesse. Plutôt narratrice qu’actrice, elle raconte des bribes de son récit de vie, en écho aux drames récurrents objectifs qui émaillent son pays, le Liban, dans une région du monde on ne peut plus sensible et une géopolique depuis longtemps incertaine.

Les deux premières parties de cette histoire ont été écrites en 2021 et 2022 : dans la première, Beyrouth ou bon réveil à vous ! on voyage avec Lauren Houda Hussein au pays de son père, en 2006, à l’aube de ses vingt ans. La narratrice s’apprête à partir à Baalbeck assister au concert de Fayrouz, chanteuse libanaise emblématique qui a bercé sa jeunesse et que sa mère écoutait en boucle sur Radio-Orient, ainsi que sa consoeur Sabah, Oum Kalthoum l’Égyptienne, et Jacques Brel – dont on entend Ces gens-là (création sonore Thibaut Champagne). Mais à la veille du concert, le 12 juillet 2006, éclate à Beyrouth la guerre, nouvel acte du conflit israélo-libanais qui durera trente-trois jours, avec pour déclencheur, des tirs de roquettes et l’attaque du Hezbollah contre une patrouille de l’armée israélienne à la frontière. La narratrice fête ainsi ses vingt ans et son passage brutal à l’âge adulte. Les informations qu’elle suit à la télévision, à Beyrouth, le chef du Hezbollah parti se cacher dans les montagnes, la paix, un concept abstrait, composent son environnement. Elle apprend l’histoire familiale, celle du père, prince sans royaume et de ses sœurs dont l’une est en Syrie, la famille dispersée, en parallèle au contexte politique. Au Liban, même le chauffeur de taxi décrypte vos origines à partir du nom de famille, parmi les dix-huit confessions que reconnaît l’État. Certains s’enfuient, des bombes sont lancées sur les files de voiture. Elle, fait ses adieux à Beyrouth.

La seconde partie, Jérusalem, premiers pas sur la lune, nous mène de l’autre côté de la frontière, en Israël. Quelques mois après la guerre, alors qu’elle est à Paris et qu’elle apprend le théâtre, la narratrice tombe amoureuse d’un apprenti comédien, Hesse, Israélien. Et elle décide de partir avec lui voir l’autre pays, tant côté israélien que palestinien, le pays de l’autre contre lequel le Liban est épisodiquement en guerre. La voici coincée dans un conflit de loyauté et lâchée par son père qui pendant deux ans ne lui parlera plus. Le séjour commence par un interrogatoire serré à l’aéroport Ben Gourion. Elle rencontre la famille de Hesse, doit gérer sa culpabilité et manier la politesse avec virtuosité. Là-bas, les deux acteurs montent Roméo et Juliette, fort symbole. « Vous couchez avec l’ennemi » s’entend-elle dire. Pour elle Jérusalem est arrogante. Elle consulte une psychologue pour tenter de s’apaiser, parle de sa rencontre avec Tel-Aviv qu’elle n’aime pas, apprend à se méfier du moindre mot. Derrière la frontière, la Palestine occupée… À Tibériade, c’était l’abondance avant, et comme un paradis, lui raconte-t-on. Elle visite Saint-Jean d’Acre où elle regarde les oliviers, à perte de vue.

Hussein © Alain Richard

Là, elle commence à s’interroger, constatant que ce qu’elle avait vécu n’existait pas, que tout crie au vol ou à l’usurpation, que tout est orienté vers l’utopie d’un monde nouveau. Elle ne retrouve plus les villages que certains de sa famille ont habité. Alors, comment créer son propre récit ? En chemin, elle parle de l’enfant qu’elle attend et fait le constat d’un incommensurable fossé : « qu’allons-nous dire à cet enfant, est-ce que l’amour est suffisant ? » pose-t-elle. Elle révise dans sa tête le Dôme du Rocher, l’Esplanade des Mosquées, épicentres du conflit israélo-palestinien et bien d’autres sites, s’interroge sur le fantasme ou la réalité, comprend qu’il est temps de se dire au revoir.

Dans la troisième partie, Paris, oeil pour oeil dent pour dent, la narratrice reprenant l’écriture de son récit est envahie par l’image du père et règle ses comptes. Il sait qu’elle écrit son scénario avec à la base, son histoire, leur histoire. Pour pouvoir aller au bout du récit, elle place son père face aux formes de violence perçues dans l’intimité de la maison. « Il faut que je parle de ce que tu ne racontes pas » dit-elle. Et il évoque avec elle les oranges sanguines et le manguier de son frère qu’il leur apprend à arroser, l’olivier planté par le grand-père. « Je creuserai pour trouver la racine. Pour ne pas te ressembler » dit-elle, malgré l’admiration qu’elle nourrit envers lui. Et elle lui reproche tout ce qui a été mis sous le tapis, pour l’épargner peut-être. Il rappelle la guerre civile, elle se dédouane : « Je n’arrive pas à écrire parce que je t’épargne… Mais qu’est-ce que vous avez tous avec cette histoire de pardon ? »  Le 4 août 2020, elle est à Marseille quand elle entend l’information sur l’explosion du port de Beyrouth. Le générique de fin arrive sur l’image d’un panneau de village, en Syrie et des brouillards, sur scène. « Tu fais quoi en Syrie ?  – Je regarde la mer. »

Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense, construite en trois parties, nous fait traverser deux frontières et trois pays. La narratrice, Lauren Houda Hussein, en exil à Paris, y dessine le récit de sa vie, piégée dans les conflits interrégionaux et la violence autour de Beyrouth et Jérusalem. Sobrement vêtue de noir, elle est seule en scène et en occupe tout l’espace-avant, avec pour seul accessoire une chaise ; elle se déplace latéralement. L’absence de théâtralisation et le ton de la narration, posent question. Un musicien, Hussam Aliwat, placé sur une large estrade, en hauteur, la suit et l’accompagne au oud et au clavier. Il porte salopette, tee-shirt blanc et bonnet jaune. Chacun opère sur son territoire, les deux ne se rencontrent pas. Quinze projecteurs en fond de scène sont tournés vers le spectateur (création lumières Léo Garnier). Dans la seconde partie, des spots ronds surplombent le plateau, qui font penser à l’éclairage naturel du hammam.

Hussein © Alain Richard

Lauren Houda Hussein, auteure libanaise et Ido Shaked, metteur en scène israélien, ont fondé le Théâtre Majâz en 2009, à Paris. Leur premier spectacle, Croisades, texte de théâtre de Michel Azama, rassemble des comédiens français et du Proche-Orient. Il est joué en hébreu, arabe et français dans différentes villes d’Israël et de Palestine, avant de venir à Paris au Théâtre du Soleil, en 2011. Les Optimistes est le premier texte de la Compagnie, créé en 2012 au Théâtre du Soleil après une longue période de résidence à Jaffa en Israël, et a tourné pendant quatre ans. En 2016, la Compagnie crée Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible en co-production avec le Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, puis elle crée à Toulon, en 2019 L’Incivile, en coproduction avec la Scène Nationale Châteauvallon-Liberté et le Théâtre Joliette à Marseille.

La troupe présente désormais son intégrale de Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense, dessinant sa cartographie entre Orient et Occident. Depuis l’écriture de ce texte  la région s’est embrasée, davantage encore. Comme un bateau-ivre le Moyen-Orient est en feu. On tourne en rond dans la géopolitique. Mais qu’ont donc accepté les grands de ce monde en 1948, dans le partage arbitraire du Moyen-Orient et qui ne laisse aucun répit, nulle part dans le monde ?

               Brigitte Rémer, le 3 janvier 2024

Texte et jeu Lauren Houda Hussein – mise en scène Ido Shaked – création musicale et interprétation live Hussam Aliwat – création lumières Léo Garnier – création sonore Thibaut Champagne. Les deux premières parties ont été créées au Théâtre de Châtillon, en novembre 2023.

 Vu le 8 décembre 2023 en intégrale au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, 1 place Jean Vilar/avenue de l’Abbé Roger Derry. 94400. Vitry-sur-Seine – tél. : 01 55 53 10 60 – en tournée : intégrales du 12 au 15 décembre 2023 au Théâtre Joliette, à Marseille – le 8 mars 2024 à 19h au Centre culturel Jean-Houdremont à la Courneuve – Le 26 mars 2024, au Théâtre Jean Lurçat, scène nationale d’Aubusson.

Reformuler

© Le CentQuatre

Carte blanche Alice Diop, au CentQuatre-Paris, dans le cadre du Festival d’Automne.

Menu chargé au CentQuatre, qui a confié pendant trois jours les clés de la maison à Alice Diop. Écrivaine et réalisatrice de documentaires de création depuis plus d’une quinzaine d’années, l’artiste a souvent été primée. Son dernier film documentaire, sorte de polyptyque sociologique et politique intitulé Nous l’a notamment été à la Berlinade 2021 dans la section Encounters et son premier long métrage de fiction, Saint Omer, a obtenu le Lion d’Argent et le Lion d’Or du futur à la Mostra de Venise 2022, ainsi que le César du meilleur premier film et celui du scénario original, en 2023.

Au point de départ, saisie par une photographie de Zanele Muholi représentant une femme noire qui se scrute dans un miroir, Alice Diop pose des mots sur son propre cheminement intime et politique. Cette Carte blanche s’articule autour de ses questionnements existentiels et artistiques en tant que femme et en tant que femme noire française, à savoir ce va-et-vient entre ses identités. Ce temps de réflexion s’est construit par étapes, commente Alice Diop dans le dossier de presse : d’une part il s’est appuyé sur la traversée de l’Afrique qu’a fait Michel Leiris aux côtés de l’ethnologue Marcel Griaule pendant presque deux ans, Dakar-Djibouti et que Leiris relate dans L’Afrique fantôme, son œuvre emblématique ; d’autre part dans la mise en chantier de l’écriture d’une pièce de théâtre qui n’a pas encore abouti. La maturation d’un projet reste souvent pour Alice Diop, longue et complexe, ajoute-t-elle : « J’emprunte très souvent des détours avant d’arriver à le faire. »

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Quand le Festival d’Automne lui propose une Carte blanche, Alice Diop fait le point de ses urgences et de ses envies, et décide de se confronter aux récits d’autres femmes noires, faisant le constat de l’héritage de la violence issue de la colonisation, des rapport complexes à la sexualité, l’amour, la maternité, de la réalité de la vie. C’est une assemblée de femmes qu’elle convoque autour de leur singularité et de leur créativité.

La proposition fut riche : les journées ont débuté par une lecture d’extraits de textes intitulée Page blanche, faite par Seynabou Sonko, Guslagie Malanda, Kiyémis, Diaty Diallo et Alice Diop, suivie d’une conversation entre Alice Diop et Miriam Bridenne, directrice adjointe de la librairie Albertine à New York, qui promeut la littérature française aux États-Unis, la vitalité et la diversité des littératures contemporaines. Au fil des trois jours de programmation se sont croisés de nombreux imaginaires et pratiques artistiques : entre autres les univers de Casey, rappeuse qui cisèle les mots et l’espace, de son corps face à Lisette Lombé, slameuse aux multiples pratiques poétiques, scéniques, plastiques, pédagogiques et militantes, au cours d’un spoken word/littéralement mot parlé. Bintou Dembélé a dansé Rite de passage/ solo II, sur le thème du marronnage – la fuite des esclaves africains loin des maîtres qui les maintenaient en captivité. L’écrivaine Hélène Frappat présentait une installation visuelle et sonore : Est-ce que je peux pleurer pour toi ? à partir de photos retrouvées de Verena Paravel, anthropologue et cinéaste.

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Plusieurs concerts furent proposés dont un de Mélissa Laveaux, un autre de Maré Mananga, intitulé La performance d’automne et un du collectif de free jazz, Irreversible Entanglements, musiciens de Philadelphie, New York et Washington DC, qui ont donné le meilleur de leurs compositions. Un court métrage a été projeté, Conspiracy de Simone Leigh et Madeleine Hunt-Ehrlich, montrant les figurines en argile, ces centaines de petites servantes embarquées comme des suppliantes, signées de la sculptrice Simone Leigh dans sa recherche de la beauté et qui, au final, brûle au bord de l’eau en temps réel l’une de ses figures majeures une sculpture femme à taille humaine, revêtue d’un pagne. Un second court métrage, signé Sarah Maldoror, inspiré de la pièce d’Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient, était programmé.

© Le CentQuatre

La lecture d’un court texte en prose intitulé Le voyage de la Vénus noire, issu de l’épilogue du recueil de poésies Voyage of the Sable Venus and Other Poems de Robin Coste Lewis – Prix Pulitzer – lecture faite par Kayije Kagame et mise en espace par Alice Diop fut un magnifique moment de partage autour d’une relecture radicale de l’histoire de l’art : une femme sillonne la nuit, en rêve, les musées du monde. Elle part à la recherche des corps fragmentés de toutes ces femmes noires qui peuplent la marge des tableaux depuis la Renaissance. Elle les invite à voyager à travers le temps, sur un vaisseau qui a pour capitaine la Vénus noire. Le texte commence avec la représentation d’Olympia le tableau d’Édouard Manet, au scandale retentissant, puis à une interrogation sur le pied d’une jeune femme noire, taillé dans une table : pourquoi ? toutes les postures de la sculpture et de la peinture « grouillant des arts décoratifs de femmes noires », la référence au tableau de Botticelli, La Naissance de Vénus au XVème siècle et la réflexion autour de L’Origine du monde de Gustave Courbet.

La manière dont on nomme les images, les codes, textuel et visuel, les tableaux sans signature, anonymes, pour femmes anonymes, la puissance rédemptrice du silence, les vierges noires à l’enfant vues sur tous les continents, de la Palestine au Vietnam, de la Pologne au Mexique, l’esclave en fuite en quête d’un refuge et dont le corps est brisé, sont autant de métaphores et d’énonciations données. « J’étais le corps brisé qui n’allait ni débarquer ni revenir. »

La traversée proposée par Alice Diop à travers sa Carte blanche intitulée Reformuler, terrain de réflexion s’il en est, a permis la rencontre, la confrontation entre sensibilités artistique et culturelle venant d’horizons différents. Son esprit d’expérimentation participe d’une mise en commun pour penser un monde où chacune a droit de cité, chacune sait s’autodéterminer et se réinventer. « J’ai l’impression qu’au-delà de ma propre histoire, c’est une chose si partagée par nombre de femmes noires que ces questions en deviennent politiques » a conclu Alice Diop au cours de ce temps fort proposé au CentQuatre, une initiative sensible et attentive.

Brigitte Rémer, le 30 décembre 2023

Du ven. 10 au dim. 12 novembre 2023, au CentQuatre-Paris, 5 Rue Curial, 75019 Paris – métro : Riquet, Crimée – tél. : 01 53 35 50 00 – site : www.104.fr et Festival d’Automne : www. festival-automne.com – tél. : 01 53 45 17 17

Carte blanche Alice Diop, production Festival d’Automne à Paris en coréalisation avec le CentQuatre-Paris. Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès.